Lauréate 2006 : Ginette Michaud
Le 10e prix de critique littéraire Jean-Éthier-Blais a été attribué à madame Ginette Michaud pour son ouvrage Ferron post-scriptum paru chez Lanctôt éditeur, a annoncé par voie de communiqué le directeur de la Fondation Lionel-Groulx, monsieur Philippe Bernard.
Ce prix décerné depuis 1997 et doté d’une bourse de 3000 $ récompense une œuvre de critique littéraire portant sur la littérature québécoise, écrite en français et parue au Québec.
Professeure de littérature au Département d’études françaises de l’Université de Montréal, madame Michaud est l’auteure de plusieurs essais consacrés, entre autres, à Roland Barthes et James Joyce. Spécialiste de l’œuvre de Jacques Ferron, elle est la directrice de la collection dédiée à l’écrivain chez Lanctôt éditeur où ont paru depuis 1997 une dizaine de titres.
Ferron post-scriptum réunit une quinzaine d’études, autant de chapitres, menées à partir des archives de l’un des principaux et des plus intrigants écrivains québécois. Grâce à la correspondance, aux brouillons, aux manuscrits inachevés, l’auteure explore l’œuvre ferronienne, ses échos, ses résonances et ses diffractions.
Par ses analyses à la fois originales, très sensibles et d’une grande sobriété, cet ouvrage renouvelle le discours sur cet écrivain emblématique de la littérature québécoise. Écrits dans une langue souple et élégante, ces essais soulignent avec bonheur toute la richesse de l’œuvre de Jacques Ferron et ouvrent de nouvelles perspectives dont on sent que l’auteure poursuivra l’exploration attentive et passionnée.
Allocution de la lauréate
Monsieur Philippe Bernard, directeur de la Fondation Lionel-Groulx
Madame Marie-Ève Martel, éditrice adjointe de Lanctôt éditeur
Madame Chantal Bouchard, présidente du comité consultatif du prix Jean-Éthier-Blais
Madame Isabelle Daunais, Messieurs José Acquelin, Marc Desjardins, Dominique Garand, membres du jury
Monsieur André P. Asselin, président de la Fondation Lionel-Groulx
Madame Martine Ferron
Mesdames et Messieurs de la Société des Amis de Jacques Ferron
Monsieur Patrick Poirier, directeur du magazine culturel Spirale
Madame Élisabeth Nardout-Lafarge, directrice du Centre de recherches interdisciplinaires en littérature et culture québécoises, CRILCQ site-Université de Montréal
Chers collègues et amis (dont certains sont venus de très loin, de Halifax : je salue ici chaleureusement Betty Bednarski, éminente traductrice et lectrice de Jacques Ferron)
Chers tout proches (vous savez chacun, chacune, comme vous êtes unique pour moi)
Vous tous qui me faites l’amitié d’être ici ce soir pour fêter ce prix décerné à Ferron post-scriptum
D’abord et avant tout, merci de tout cœur pour ce prix de l’essai littéraire, un genre que j’aime depuis toujours. J’accueille ce prix avec étonnement, avec joie, avec fierté. Merci à la Fondation, merci aux membres du jury pour ce choix qui lie le nom de Jacques Ferron, à travers le mien, à ceux de Lionel Groulx et de Jean Éthier-Blais, envers lesquels, c’est le moins qu’on puisse dire, Jacques Ferron n’a pas toujours été des plus tendres… Que le jury salue ce livre traduit à mes yeux une remarquable ouverture d’esprit, et sans aller jusqu’à un « concordat » entre ces trois auteurs souvent adversaires, j’imagine le conciliabule qui peut se tenir entre eux dans Le Ciel de Québec, j’imagine la scène de cette rencontre improbable avec un sourire doux, plus humoristique qu’ironique d’ailleurs, et je me plais à penser que, au-delà des agitations, des querelles et des invectives parfois aiguës de la vie mondaine, le temps du posthumus peut peut-être rendre possible le différend des voix concertantes avec plus de sérénité. Mais ce n’est tout de même pas pour me déplaire que ce diable de Ferron entre avec moi, par la porte d’en avant plutôt que de derrière cette fois, dans cette vénérable maison qui lui offre l’hospitalité !
Je m’aperçois, au moment de vous adresser ces quelques mots pour vous remercier de l’honneur, de la joie que vous me faites avec ce prix reconnaissant mon livre — mais je sais aussi que vous reconnaissez à travers lui le travail au long cours qui l’a porté et qui le dépasse —, je m’aperçois que je n’ai pas encore assez lu Jacques Ferron, et notamment toutes ces pièces de circonstances que sont ces discours un peu officiels qu’il a dû prononcer en maintes occasions, discours de remerciements qui doivent toujours être tournés et retournés d’une certaine façon pour ne pas rester justement cela, des discours de convenance. Jacques Ferron avait l’art, l’élégance de ces circonstances ; il avait — cela ne laisse pas de surprendre quand on écoute sa voix — une parole un peu lente, alentie plutôt, et sinueuse, attentive aux insinuations et aux courants souterrains qui allaient lui permettre de dériver ou de bifurquer soudain de manière déconcertante. Cette lenteur un peu rusée lui donnait le temps de réfléchir sa parole au moment où il l’exposait, et lui laissait aussi, peut-être, le temps de préparer le trait qu’il allait ensuite décocher de manière imprévisible. Si j’en avais eu le temps, j’aurais pu mieux me servir de ces tours et en tirer leçon, mais Ferron reste, en cela comme pour le reste, un modèle inimitable, et son style, son paraphe si singuliers, je ne m’aventurerais pas en produire ici une pâle copie, encore moins à les pasticher devant vous. Vous voudrez donc bien me pardonner les mots sans apprêt que je vous livre en renonçant à rivaliser de quelque façon avec les moyens rhétoriques de Jacques mon maître — je dis mon maître, car voilà précisément un maître qui, loin d’être absent (comme l’a déjà dit un essayiste de renom que vous avez justement honoré de ce prix il y a quelques années), apprend surtout à qui le lit la liberté et l’insoumission, à ne rien tenir pour acquis, à tout repenser depuis les commencements. J’ai beaucoup appris de Jacques Ferron, et je n’aurais pas la prétention de faire le tour ici de ces apprentissages, mais je voudrais partager avec vous quelque chose de mon rapport plus intime à cette œuvre, deux ou trois choses que je sais grâce à lui et dont je lui garde une infinie reconnaissance.
Cette année, cet automne, cela fait trente ans, très exactement, que je lis et relis Ferron. J’amorçais en effet en 1976 des études de maîtrise qui, déjà, devaient me mener vers ses fictions autobiographiques. Tout avait commencé entre nous par un rêve très étrange que j’avais fait à l’été et qui m’avait laissé une très vivide impression, un rêve de legs et de transmission déjà (Ferron était pourtant bien vivant encore, nullement menacé…), un rêve très lourd, dont je n’étais pas arrivée à me dégager au réveil. J’écoute toujours mes rêves. J’essaie même de leur faire confiance au point de leur obéir dans la vie du jour. Quoi qu’il en soit, c’est ainsi que mon rapport de lectrice de Ferron s’est réellement scellé, pour une scène demeurée énigmatique mais qui a néanmoins commandé toute la suite. C’était déjà La Nuit, et je ne l’avais pas même lu encore ! Ce mémoire fut terminé en 1978, et étrangement, il était également imprégné dès ce moment de la pensée des philosophes et écrivains, Jacques Derrida et Hélène Cixous, sur les œuvres desquels je travaille beaucoup ces dernières années, quelque vingt-cinq ans plus tard… Ces retours sont d’ailleurs un des traits caractéristiques de mon travail qui en est un de fidélité, et de « fidélités à plus d’un » (j’espère pouvoir dire cela sans trop démériter !). C’est aussi l’une des particularités de mon parcours, et l’une des choses les plus heureuses de ma vie (je ne dis pas seulement intellectuelle, mais de ma vie tout court), que tant de Jacques s’y croisent et en aient marqué le cours (comme s’il fallait toujours, pour moi, y aller par quatre chemins justement), quatre Jacques aussi différents que possible l’un que l’autre, aussi irremplaçables l’un que l’autre, et que je tiens pourtant ensemble, à la fois ensemble et séparés, dans leurs différences irréductibles, mais qui ne cessent de se parler en moi, je les nomme dans le désordre, car je serais bien en peine de donner priorité à l’un ou à l’autre : Jacques Ferron, Jacques Brault, James Joyce et Jacques Derrida. Ils sont mes quatre points cardinaux, les points vers lesquels je me tourne pour m’orienter… autant que me désorienter — car il n’est pas moins important de faire l’un que l’autre pour frayer une voie neuve… Tous et chacun, ils comptent dans tout ce que je pense et j’écris, de ce côté de l’Atlantique comme de l’autre, car c’est une autre difficulté de vouloir porter plus d’un héritage à la fois : quand je travaille en France, on a tendance à effacer ce que je fais de ce côté, et la même chose se produit aussi de ce côté-ci, comme si ces deux côtés demeuraient encore et toujours irréconciliables…
Je laisse de côté, donc, tout cela, qui m’entraînerait trop loin, et je reviens à la date, à la circonstance qui nous réunit ce soir, car je ne peux m’empêcher de souligner la date de ce jour, le 15 novembre 2006, qui marque le trentième anniversaire de la prise de pouvoir par le Parti Québécois. Cette date, on le sait, signala également, de manière paradoxale, un important point tournant dans la vie de Ferron et dans la trajectoire de son œuvre, signant en quelque sorte son retrait du politique, de même qu’un désengagement de sa vie comme écrivain, qui entra à ce moment et jusqu’à la fin dans une période de méditation plus mélancolique, plus tourmentée, et moins visible, moins portée au jour de la scène publique et de la publication. Or vous le savez, ce fut ce Ferron-là qui me fit signe, cet « Autre Ferron » dont je voulus, à partir de La Conférence inachevée et du manuscrit inachevé du « Pas de Gamelin », mieux faire apparaître le spectre hamlétien en interrogeant la signification complexe de ses legs, jugeant que cette complexité même, ces allégeances apparemment contradictoires, ambivalentes et impossibles à réduire étaient nécessaires pour penser aujourd’hui la culture et la littérature québécoises dans tous ses aspects intriqués, socio-historiques, politiques et esthétiques. Faire de l’œuvre de Ferron un point de carrefour impossible à éviter pour comprendre toutes ces questions avec lesquelles nous nous débattons toujours et sommes loin d’en avoir fini — la souveraineté, l’identité, la langue, la folie, le rapport à l’autre sous toutes ses formes —, cela aura été ma visée, mon vœu toutes ces années. J’ai l’impression que, par la reconnaissance que vous m’accordez par ce prix ce soir, ce vœu a été, sinon réalisé (il ne doit pas l’être !), du moins entendu. Cette entreprise de relecture, Ferron post-scriptum tente en tout cas d’en témoigner à sa façon, car les œuvres continuent de s’écrire et de s’adresser à nous après la disparition de leur porteur, humble scribe ou notaire à la plume d’or. Cette part d’une lecture accrue, augmentée, c’est donc un peu la mienne aussi, et elle prend place, sa place grâce à vous ce soir, aux côtés des travaux et recherches de plusieurs autres lecteurs de Ferron et, au-delà, de la littérature québécoise, de la littérature tout court.
Suite à la cession en 1995 à la Bibliothèque et Archives du Québec des archives de l’écrivain par sa famille (une famille absolument hors du commun qui, je tiens à le souligner car c’est trop rare, a toujours soutenu et encouragé les efforts des universitaires en leur laissant entières et pleines liberté et responsabilité quant à leurs initiatives), il y eut la mise sur pied d’un groupe de recherches interuniversitaire, qui a poursuivi ses activités subventionnées par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada sans discontinuer de 1992 à 2003, et la création d’une collection, sous ma direction, chez Lanctôt éditeur, « les Cahiers Jacques-Ferron » (14 volumes parus à ce jour) — et je dois ici rendre un hommage particulier à l’extraordinaire appui que nous avons trouvé depuis 1997 en Jacques Lanctôt et son assistante si aimable, Marie-Pier Roy, chaque fois que nous leur avons proposé la mise en chantier d’un nouveau Cahier, aussi volumineux ait-il été, ou souhaité la mise en œuvre d’une nouvelle édition de textes devenus difficiles d’accès : l’œuvre de Jacques Ferron ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui sans ce constant soutien éditorial —, tout cela a joué un rôle déterminant dans l’exemplaire dynamisme critique qui s’est développé autour de l’œuvre de Ferron. La critique, de plusieurs horizons à la fois, a également su se nourrir avec intelligence et diligence de l’apport de l’archive, rapidement inventoriée et rendue accessible, et celle-ci à son tour a permis de relancer l’interprétation de l’œuvre, d’en garder une perception vivante et constamment actuelle, présente. Autrement dit, l’ « Autre Ferron » qui nous a fait rêver, il n’a cessé de se projeter, de se démultiplier en toutes sortes d’autres : Ferron épistolier, Ferron autobiographe, Ferron chef du parti Rhinocéros, Ferron maître littéraire et disciple, Ferron critique et chroniqueur littéraire, Ferron grand lecteur de sa société, analyste de ses silences et de ses refoulements, Ferron penseur de l’ « originalité » québécoise (mais pour ouvrir et défaire cette question des origines), Ferron prenant toujours parti pour la singularité locale mais pour la redonner au monde…
Et puis, ce qu’on aime toujours chez Ferron, c’est cette langue, son français dans le français, langue toujours surprenante, curieuse au double sens du mot, à la fois souple et pourtant distante, nous gardant à bonne distance — peut-être est-ce pour cela qu’on revient vers elle, parce qu’il n’y a pas tellement ici de prise pour l’identification, le désir de fusion ou d’effusion. L’œuvre de Ferron, ce n’est pas une œuvre qui porte trop à la sacralisation ou à l’idéalisation, elle ne bloque pas la vue ni l’avenir, elle laisse à penser. Ce n’est pas, est-ce hérésie de le dire, et ici, en ce moment ?, une « belle » œuvre, une œuvre « parfaite », encore « accomplie » ou « exécutée », achevée (quelle horrible idée !) en toutes ses parties : elle est justement plus et beaucoup plus que cela, elle dit juste et vrai sur la vie. Elle m’a pour ma part appris le mot « salicaire » et ce qu’il voulait dire. Elle m’a aussi donné l’autorité qui m’était nécessaire pour affronter la langue des médecins et sauver la vie de mon père contre leurs verdicts aberrants quand j’ai eu à le faire (sans tout ce que Ferron a pensé sur la folie, est-ce que j’aurais osé, est-ce que j’aurais su ?). C’est son œuvre encore qui m’a accompagnée au moment de l’Adieu, au petit cimetière de l’Isle Verte, et qui m’a fait prononcer ce vers de la sage-femme de Gaspésie que Ferron admirait tant et pour lequel il n’aurait pas hésité à mettre toute son œuvre en balance : « Ainsi te voici donc dans ton pays natal ». Qui mieux que lui a su dire comment les extrémités se touchent ? Ce sont là deux ou trois choses, mais il y en a tant d’autres, que j’ai apprises à lire dans Ferron. Et ce sont ces choses sans prix que ce prix reconnaît. Je vous en suis très reconnaissante.
Post-scriptum : Je voudrais pour finir remercier encore les membres du Jury, pour une raison de plus. Il me semble que ce Ferron est un peu, auprès notamment des essais d’Élisabeth Nardout-Lafarge sur Ducharme, de Intérieurs du Nouveau Monde de Pierre Nepveu, du « Maître absent » de Michel Biron, de la Gabrielle Roy de François Ricard, de Accès d’origine de Dominique Garand, en très bonne compagnie… Mieux : je vois ici une constellation se former, à l’image des biffures/caresses striant le tableau d’Edmund Alleyn (c’est ainsi qu’il les nommait) reproduit sur la couverture du livre et éclairant de leurs fusées la nuit québécoise … Ce tableau d’Edmund Alleyn, tout comme ceux qui ont accompagné plusieurs des Cahiers Jacques-Ferron, n’est d’ailleurs pas une « illustration » : plutôt l’exacte traduction de la ligne poursuivie dans cet essai.