Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les administrateurs de la Fondation Lionel-Groulx,
Madame et Messieurs les membres du jury,
Chers invités,
C’est à la fois avec une grande fierté et un immense bonheur que je reçois aujourd’hui le prix Jean-Éthier-Blais pour mon édition critique de l’Histoire du Canada et voyages que les Freres Mineurs Recollects y ont faicts pour la conversion des Infidelles, de Gabriel Sagard, travail entrepris dès 2015, mais trop souvent interrompu. Contrairement à ce que suggère le titre, peut-être un peu rébarbatif aux yeux des lecteurs d’aujourd’hui, il s’agit bien plus que d’une simple chronique de propagande missionnaire, mais d’un répertoire d’anecdotes savoureuses souvent inédites et de réflexions de nature encyclopédique sur de multiples sujets. Du reste, Sagard semble moins empressé de dispenser le baptême que de tisser des liens avec les Wendats et de répertorier de manière bienveillante leurs us et coutumes. L’humble frère lai, astreint à des tâches de subalterne, s’il n’est pas un érudit, est un esprit curieux et un grand lecteur. L’idée de travailler sur ce livre, étrange à première vue, a commencé à germer dans mon esprit lorsque j’ai rencontré, à Rouen, mon ancien collègue Jack Warwick, qui a éveillé ma curiosité pour cette fresque historique des premières années de la Nouvelle-France. Or, malgré l’importance de cette œuvre du patrimoine lettré, aucune édition critique jusqu’à ce jour n’avait été entreprise. L’édition d’Henri-Émile Chevalier, publiée par Edwin Tross sans annotation ou presque, datait du milieu du XIXe siècle. Quant à l’édition originale, parue chez Claude Sonnius en 1636, elle s’avérait peu accessible et difficile à lire.
Lorsque je me suis naïvement lancée dans l’entreprise, j’étais loin de me douter dans quoi je m’embarquais. La réalité a eu vite fait de me rattraper. Ce fut en fait toute une aventure, puisque l’exemplaire d’origine comportait quatre volumes, en caractères d’imprimerie anciens émaillés de coquilles et d’erreurs typographiques. Au terme de ce « petit labeur », pour reprendre les mots de Sagard, qui m’a menée sur les traces des Récollets aux archives romaines de la Propaganda Fide, à celles du Vatican et des frères mineurs à Rome, puis à Metz et à Saint-Denis ainsi que dans plusieurs bibliothèques européennes et nord-américaines, je suis parvenue à boucler le manuscrit de l’édition critique, qui faisait plus de mille pages à simple interligne, bref de quoi effrayer n’importe quel éditeur, même le mieux disposé !
En vérité, mon parcours universitaire semblait me mener tout naturellement vers cette tâche. Depuis mes études doctorales, je me suis mise à fréquenter le fascinant corpus de la Nouvelle-France que le regretté Réal Ouellet, décédé depuis peu, m’avait fait découvrir. Ayant consacré une étude aux Relations des Jésuites, je me suis tournée vers leurs rivaux d’alors, les Récollets, dont le penchant pour la polémique correspondait davantage à mon humeur. Puis, au cours de ma longue fréquentation des écrits de Gabriel Sagard, je me suis rendu compte que lui et moi avions quelques points en commun, dont un franc-parler et un vif intérêt pour les traditions autochtones. J’ai en outre réalisé que ma résidence secondaire à Québec se trouve précisément en face de l’ancien couvent des Récollets, nommé dans l’Histoire du Canada tantôt couvent Saint-Charles, tantôt Notre-Dame-des-Anges, pointe formulée à l’encontre des Jésuites qui auraient, à en croire Sagard, usurpé la désignation traditionnelle des Récollets pour baptiser leur propre maison sise à proximité. Aussi, je me suis souvent rappelé que mon lieu de travail, l’Université York à Toronto, est situé non loin du pays des Hurons, où Sagard et ses confrères ont missionné. Ces coïncidences géographiques m’invitent à croire que ce n’est peut-être pas tout à fait un hasard si je me suis intéressée à la chronique de ce religieux insoumis et aux idées quelque peu hétérodoxes, qui quitte son ordre à la suite de la parution de son livre et de l’abandon du droit de passage des Récollets à bord des navires par le supérieur du couvent de Paris, Ignace Legault.
Sur une note plus personnelle, je suis heureuse de pouvoir profiter de cette tribune pour remercier Jack Warwick de m’avoir transmis de précieux renseignements sur Sagard et les Récollets, ainsi que Réal Ouellet qui, comme mentor, a guidé mes premiers pas en tant que chercheuse et a témoigné à mon égard d’une constante sollicitude et amitié. Je souhaite du même coup exprimer ma reconnaissance à tous les collègues qui, lors de discussions et d’échanges informels, ont manifesté leur intérêt pour le livre et m’ont permis de mettre à l’épreuve certaines idées. Je ne saurais bien sûr passer sous silence la générosité de John Steckley, qui ne s’est jamais défilé devant mes questions sur le wendat.
Pour mener à bien ce travail, j’ai bénéficié des subsides du CRSH, qui m’ont permis d’engager plusieurs assistants de recherche. Je salue tout particulièrement les contributions de Stéphanie Girard, de Peter Murvai et d’Ulrich D. Tete-Benissan, sans oublier celle d’Isabelle Lachance, qui a fait la dernière relecture du manuscrit. Je dois également mentionner le soutien de mon université. J’ai en effet joui de plusieurs décharges d’enseignement, sans lesquelles ce travail serait probablement encore inachevé.
Je tiens également à remercier Gilles Herman, le directeur des éditions du Septentrion, et toute son équipe d’avoir relevé le défi que représentaient la composition et la mise en marché d’un ouvrage de taille conséquente. Merci encore à Denis Vaugeois d’avoir accueilli mon édition dans sa collection. Ma reconnaissance s’adresse aussi au Programme d’aide à l’édition savante ainsi qu’aux évaluateurs sollicités pour leur temps et leurs commentaires qui m’ont permis d’éviter certains écueils.
J’aimerais de plus exprimer toute ma gratitude à la Fondation Lionel-Groulx, à son président Jacques Girard ainsi qu’à sa directrice Myriam d’Arcy pour la promotion des lettres québécoises et le rayonnement de la culture francophone en Amérique. Merci à Étienne Lafrance et à Marianne Villeneuve de leur travail en amont pour la préparation de l’événement. Je rends hommage à l’investissement des membres du jury, de sa présidente Sophie Marcotte ainsi que de ses collègues François-Emmanuel Boucher et Yan Hamel. Leur reconnaissance me touche d’autant plus qu’elle rejaillit sur une œuvre qui m’est chère.
Voir mon nom figurer sur la liste des lauréats de ce prestigieux prix est pour moi tout un honneur. Jean Éthier-Blais, point n’est besoin de le rappeler, demeure une figure de proue de la littérature et de la critique québécoises. Né à Sturgeon Falls en Ontario, près du lac Nipissing, où Sagard avait fait escale au cours de son long périple en canot qui le mena en 1623 de Québec à la baie Georgienne, il n’aurait sans doute pas été insensible au récit de ce brave frère convers que les Wendats appelaient affectueusement « Aviel ». À en juger par son évocation nostalgique, dans Le seuil des vingt ans, des « vieux missionnaires perclus de rhumatismes », qui relatent « par monosyllabes entrecoupés d’ojibway […] leurs aventures indiennes », il n’aurait pas non plus été indifférent aux tribulations de Sagard, qui doit permettre à tous les enfants d’essayer ses sandales et s’improviser médecin en tâtant le pouls des malades pour ne pas décevoir ses hôtes. Admirateur également de la prose du frère Marie-Victorin, dont il célèbre dans les Signets de 1993 la « passion de voir vivre », le grand critique aurait assurément goûté les descriptions sagardiennes de la flore et de la faune, pour lesquelles le récollet éprouvait, tout comme le célèbre botaniste, une véritable fascination. L’obtention de ce prix permettra, je l’espère, d’établir la qualité littéraire de ce texte, mais aussi la valeur du témoignage de Sagard, décrié à tort comme un historien naïf ou sans importance et dont la version des événements, parfois axée sur des sources orales inédites dues à la proximité des Récollets avec les Autochtones, a été trop longtemps négligée. Conscient que certains de ses jugements, critiques envers les autorités ou trop favorables aux Autochtones, pourraient choquer ses contemporains, Sagard revendique une manière personnelle d’écrire en rejetant les livres où « on n[e] voit plus la face de l’Autheur ». On perçoit dans cet aveu, formulé un demi-siècle après Montaigne, la marque d’une véritable conscience scripturale, au sens où l’envisageait Jean Éthier-Blais lui-même, qui a su reconnaître l’empreinte des « ancêtres voyageurs » sur les lettres québécoises (Signets, 1993)
Je vous remercie.