Quand un instrument engendre un groupe social : histoire de la profession de radiologiste au Québec, 1895-1960
Cette thèse porte sur l’histoire de la profession de radiologiste au Québec de 1895 à 1960. Une importance particulière est accordée au lien étroit entre l’essor de la spécialité et les instruments qu’elle emploie. Un des principaux enjeux de notre étude est d’établir comment une occupation à forte dépendance technique telle la radiologie parvient à cheminer dans le dédale de professions médicales davantage axées sur l’abstraction et la création de catégories diagnostiques. Perçus à l’origine comme de « vulgaires tireurs de cliché » pratiquant une médecine « manuelle », nous abordons effectivement les différentes stratégies utilisées par les radiologistes pour concilier leur projet professionnel à leur rapport particulier à l’instrumentation.
Le premier chapitre, allant de 1895 à 1927, s’attarde à l’introduction de la radiographie en médecine et à la cristallisation d’une identité commune de radiologiste. Peu de temps après leur découverte, les rayons X font leur apparition dans les hôpitaux de la province par l’entremise de jeunes médecins ayant complété des séjours d’études à l’étranger. L’outil précédant l’utilité, c’est par la méthode d’essais-erreurs que se développent les premières applications fructueuses de la radiographie. Il s’agit d’une période qualifiée d’« héroïque », axée sur la technique et la complexe calibration des instruments dont le rendement est capricieux. Au lendemain de la Première Guerre, grâce à la mise au point d’instruments plus fiables et à la demande générée par le conflit armé, la pratique des rayons X se standardise et s’illustre comme une composante dorénavant essentielle du système de soins. Dans la province de Québec, un premier noyau de médecins (souvent des électrologistes) s’identifie progressivement à la pratique de l’électroradiologie, et commence à échanger sur les rayons X par l’entremise des périodiques médicaux ou des rencontres de sociétés médicales. Par ces liens commence à émerger une dynamique disciplinaire et certaines revendications professionnelles, prélude à la création d’association de radiologie en bonne et due forme.
Le deuxième chapitre, allant de 1928 à 1946, traite des débuts de la professionnalisation de la radiologie dans la province, et accorde une attention toute particulière à la création de la Société canadienne-française d’électrologie et de radiologie médicales (SCFERM, 1928). Ayant pour objectifs premiers de favoriser les échanges scientifiques et l’émulation de l’école médicale française, cette association permet également d’aborder des questions de reconnaissance et d’intérêts professionnels. Parallèlement à cette amorce de projet professionnel la pratique de la radiologie est alors en pleine mutation, passant du médecin solitaire qui réalise patiemment dans une modeste installation quelques examens par jour, au médecin spécialiste dont le travail quotidien est centré sur l’interprétation en série de clichés (conséquence de l’essor du système hospitalier, de l’amélioration de l’équipement radiologique et de la délégation de certaines tâches routinières à des assistantes). Sur le plan de la formation, les années 1930 voient l’apparition dans les universités de la province des premières filières d’enseignement des spécialités médicales, dont certains programmes gradués en radiologie. Témoignant de l’institutionnalisation et de la reconnaissance dont jouit la spécialité vers la fin des années 1930, il a été constaté que les radiologistes se préoccupent dorénavant de la pratique de la radiographie par des médecins non spécialisés en cette matière (la certification adoptée en 1937 à l’échelle nationale n’ayant pas force de contrainte).
Le troisième chapitre, allant de 1947 à 1960, s’ouvre sur une période effervescente en matière de défense des intérêts professionnels, dont le point de départ est la création de l’Association des radiologistes de la province de Québec (ARQ, 1947). Dorénavant intégrés au « système » des professions médicales, les radiologistes (plus nombreux) sont plus que jamais confrontés à la compétition et à la convoitise d’autres spécialistes, et doivent conséquemment accorder plus d’importance à l’établissement de mécanismes de reconnaissance et de certification garantissant le contrôle de leurs instruments et de leur champ de pratique (d’où la pertinence de l’ARQ). En réponse à la montée de l’assurance privée et de l’étatisation alors imminente des soins de santé, les radiologistes sentent par ailleurs le besoin de promouvoir la valeur de l’acte radiologique, un acte médical devant être considéré (et rémunéré) comme un service professionnel, et non comme un service hospitalier. En somme, nous avons constaté que l’arrivée de l’ARQ marque une transition entre l’identité disciplinaire de radiologiste (animée par la SCFERM) et une identité professionnelle de radiologiste axée davantage sur la défense des intérêts corporatifs.