Le diable voyage en canot : la légende de la Chasse-galerie

12 avr 2025

Il y a 125 ans, Honoré Beaugrand faisait paraître un ouvrage qui allait marquer notre histoire littéraire. Cet écrivain (et maire de Montréal !) avait à cœur de préserver la mémoire des ancêtres. Il s’était particulièrement intéressé à leurs récits, transmis de bouche à oreille depuis des générations. Nos plus célèbres contes et légendes se trouvaient enfin immortalisés dans un recueil. Son titre : La Chasse-galerie.

Henri Julien - La Chasse-galerie, huile sur toile, 1906, Collection du Musée national des beaux-arts du Québec.
Peinture de la légende par Henri Julien (1906). Collection du Musée national des beaux-arts du Québec.

Un diable, un pacte... et un paqueté !

L’histoire est bien connue. Un hiver, une bande de bûcherons s’ennuient à mourir dans leur camp isolé au fond des bois. C’est la veille du Nouvel An. Ces hommes seraient prêts à vendre leur âme au diable pour revoir leur blonde et leur village, ne serait-ce que pour une soirée. C’est alors que le diable apparaît. Il leur propose un marché : il les transportera dans un canot d’écorce volant jusqu’à leur village et les ramènera à la fin de la soirée. En contrepartie, il leur sera interdit de prononcer le nom de Dieu ou de toucher à une croix ou à un clocher d’église. Sinon, ils iront tous brûler en enfer. Voilà ce que l’on appelle « courir la chasse-galerie ».

Les bûcherons hésitent. Rien de plus risqué que de faire un pacte avec le diable. Mais, au plus profond de l’hiver, dans une sombre forêt, rien ne peut réchauffer autant un homme que la douce caresse de son amoureuse... Ils finissent par accepter. Prenant place dans le canot du diable, ils prononcent la formule magique – Acabri ! Acabra ! Acabram ! – et comme par enchantement, ils s’envolent. Ils se retrouveront bel et bien à leur village, juste à temps pour le réveillon !

Les bûcherons passent une soirée mémorable. Mais, à la fin, ils doivent revenir dans l’embarcation du diable. Ils ont conclu un pacte, après tout. Pendant le trajet du retour, c’est la catastrophe. Celui qui est au gouvernail a pris un verre de trop. Le canot frôle un clocher d’église. Le diable jubile. Pauvres mortels insouciants ! Les bûcherons paniquent. Dans un geste ultime, l’ivrogne lâche un juron. Le canot frappe un pin de plein fouet. Les hommes sont retrouvés sains et saufs, le lendemain, dans un banc de neige à côté de leur camp.

Notre mémoire vivante immortalisée

Cette très vieille légende puise ses sources dans diverses provinces de l’ouest et du nord de la France (comme le Saintonge, le Poitou et la Normandie). À l’origine, le groupe de voyageurs faisait un pacte avec le diable pour voyager à dos de cheval. Celui-ci leur promettait de franchir en un clin d’œil une très vaste distance en échange de leurs âmes.

Comme bien des histoires de notre culture orale, cette légende a connu plusieurs variations. Elle a été transmise puis adaptée par les voyageurs et les coureurs de bois en Amérique. Au fil du temps, le cheval a été remplacé par un canot d’écorce, reflétant ainsi le mode de transport le plus couramment utilisé par ces explorateurs.

Au 19e siècle, cette légende fait partie d’une mémoire collective que l’on cherche à préserver, à la fois pour la pérennité et pour la construction d’une identité nationale canadienne-française. Toutefois, il faut attendre jusqu’en 1891 avant de voir l’histoire transposée à l’écrit pour une première fois, sous la plume d’Honoré Beaugrand dans La Patrie, le journal qu’il a fondé. Elle est ensuite reprise dans un recueil publié en 1900, la faisant connaître à un plus large public. Le recueil est très populaire, notamment grâce aux illustrations de l’artiste Henri Julien. On lui doit d’ailleurs une célèbre toile représentant le groupe de bûcherons à bord du canot diabolique, réalisée en 1906.

La légende sera reprise dans différents formats, au fil des époques. Elle inspire notamment un long-métrage au réalisateur Jean-Pierre Duval en 2016. L’une des plus célèbres adaptations demeure sans aucun doute la chanson de Claude Dubois, sortie sur son album Fable d’espace en 1978, et reprise en 2024.