Colauréats 2016 : Michel Biron et Richard Foisy

1 nov 2016

Le prix de la critique littéraire Jean-Éthier-Blais 2016, doté d’une bourse de 3000 $ et décerné annuellement par la Fondation Lionel-Groulx à l’auteur du meilleur livre de critique littéraire paru au Québec pendant l’année précédente, portant sur la littérature québécoise de langue française et écrit en français, est attribué conjointement à Michel Biron pour sa biographie De Saint-Denys Garneau, publiée chez Boréal, et à Richard Foisy pour sa biographie Un poète et son double : Jean Narrache – Émile Coderre. 1893-1970, publiée à l’Hexagone.

Le jury, présidé par Jacinthe Martel du Département d’études littéraires de l’UQAM et composé de Marilyn Randall du Département d’études françaises de l’Université de Western Ontario et Pascal Brissette du Département de langue et littérature françaises de l’Université McGill a unanimement accordé le prix à ces deux essayistes. Pour le jury, ces deux récits de vie se répondent comme en écho, notamment parce qu’ils couvrent, en partie du moins, la même époque et que Garneau et Coderre ont tous deux été marqués par un fort sentiment d’échec qui a laissé de nombreuses traces dans leur vie et dans leur œuvre.

Les deux biographies mettent au jour des pans entiers de leur vie, de leur œuvre et de leurs amitiés littéraires qui, jusqu’ici, étaient restés dans l’ombre. Elles sont en quelque sorte complémentaires puisqu’elles éclairent la situation du poète dans la première moitié du XXe siècle; leur juxtaposition nous semble enrichir la lecture de chacune d’elles et ce tant par les contrastes que par les similitudes qu’elles mettent au jour. C’est pour toutes ces raisons que nous avons voulu que le prix soit accordé ex æquo à Michel Biron et à Richard Foisy. C’est aussi parce que la démarche érudite des deux biographes, qui repose sur des lectures très fines et très attentives des documents, des faits et des œuvres, contribue à mettre en valeur le genre même de la biographie littéraire qui, s’il avait pour ainsi dire perdu de sa superbe au début du XXe siècle, retrouve depuis quelques années ses lettres de noblesse. Les deux biographies de Garneau et Coderre s’inscrivent en effet dans ce sillage.

Soirée de remise du prix Jean-Éthier-Blais 2016.
Pascal Brissette, André Biron, Jacinthe Martel, les lauréats Richard Foisy et Michel Biron, Pascal Gélinas et Lucie Turcotte, lors la soirée de remise du prix Jean-Éthier-Blais le 1er novembre 2016. Photo :  Étienne Lafrance.

Allocution de Jacinthe Martel, présidente du jury

Je tiens d’abord à remercier M. Jaques Girard, président de la Fondation Lionel-Groulx, qui nous accueille ce soir dans ces lieux, et en particulier M. Pierre Graveline, son directeur général, qui m’a confié le mandat de constituer et de présider le jury du prix Jean-Éthier Blais. C’est avec grand plaisir que j’ai accepté de tenir ce rôle, notamment parce que j’avais l’honneur de succéder à Pierre Nepveu.

Ce prix, conformément aux vœux de son créateur, le professeur, critique et écrivain Jean Éthier-Blais, est remis chaque année « à l’auteur du meilleur livre de critique littéraire » écrit en français, « paru au Québec pendant l’année », et qui porte selon ses vœux sur « la littérature canadienne-française ». Pour Jean Éthier-Blais, la critique littéraire est ici entendue au sens large (ce qui n’est pas sans me réjouir) puisqu’elle inclut, outre des études et des essais proprement dits, des éditions critiques ainsi que des biographies. L’œuvre primée doit en outre porter sur un écrivain, une œuvre ou un courant littéraire. Une douzaine d’ouvrages publiés en 2015 ont ainsi été soumis par leurs éditeurs à la Fondation et au jury.

Avant d’aller plus loin, je tiens à remercier très chaleureusement mes collègues qui, en leur qualité de spécialistes de la littérature québécoise, ont fort généreusement accepté de faire partie du jury et de lire, de manière aussi attentive que pertinente, chacun de ces ouvrages. Il s’agit de Marilyn Randall, professeure au Département d’études françaises de l’Université Western Ontario, qui n’a malheureusement pas pu se joindre à nous ce soir, ainsi que de Pascal Brissette, professeur et directeur du Département de langue et littérature françaises de l’Université McGill, qui dirige le Centre de recherches interdisciplinaires en études montréalaises. Nos échanges, placés sous le signe de la rigueur et de l’intégrité, ont conduit à une décision unanime qui consiste à décerner le prix, ex æquo, aux auteurs de deux biographies d’une qualité remarquable ; il s’agit de Michel Biron, pour De Saint-Denys Garneau, publié chez Boréal, et de Richard Foisy, pour Un poète et son double : Jean Narrache – Émile Coderre publié à l’Hexagone. Michel Biron est professeur au Département de langue et littérature françaises de l’Université Mc Gill ; Richard Foisy, chercheur indépendant en littérature et en histoire de l’art, dirige le Centre de recherche sur l’atelier de L’Arche et son époque. Avant d’aborder rapidement les deux ouvrages, dont il serait impossible ici de proposer une critique exhaustive tant ces deux biographies sont riches et imposantes, je tiens d’ores et déjà, au nom des membres du jury, à féliciter Michel Biron et Richard Foisy.

Selon le dictionnaire Littré, la biographie est une « sorte d’histoire qui a pour objet la vie d’une personne » ; établir la biographie d’Hector de Saint-Denys Garneau (1912-1943) et d’Émile Coderre (alias Jean Narrache, 1893-1970) a consisté non seulement à proposer la chronologie des événements qui ont jalonné leurs parcours respectifs, mais également à retracer, avec beaucoup de rigueur, de sensibilité et d’audace, la vie de ces poètes en la situant dans son contexte familial, littéraire et social. Les biographes qui, comme le révèle Michel Biron, éprouvent une réelle « amitié » pour leur sujet, sont donc beaucoup plus que de simples « chercheurs de puces littéraires », selon la définition proposée par Coderre lui-même (p. 13).

Il s’agissait donc pour les deux biographes de relever un réel défi. En effet, que dire d’un homme qui, somme toute, n’a pas vécu ? Ou comment rendre compte du « génie populaire » (p.191) d’un poète ? À une vie étroitement liée à la poésie, mais d’une « singulière pauvreté » (p.11), aux états d’âme d’un être tourmenté et au « désœuvrement quotidien » (p.229) propres à Garneau répond comme en écho la douleur de « l’ouvrier poète » (p. 212) qui, conscient des enjeux liés à la survie des chômeurs et des déshérités, a occupé la scène urbaine non seulement par des séries de conférences publiques mais également par ses émissions radiophoniques.

Or le travail de Michel Biron, qui a reposé sur sa connaissance approfondie des écrits du poète, mais aussi sur l’exploitation minutieuse des inédits, de la correspondance et des documents confinés dans les archives, met au jour un Garneau souvent étonnant. La finesse du point de vue, de même que la clarté du propos et l’élégance du style du biographe contribuent au réel plaisir que procure la lecture de ce portrait extrêmement attentif de Garneau. Établir la biographie de Coderre, surtout connu des spécialistes et dont l’œuvre se situe pour ainsi dire en marge de l’histoire littéraire, a sans doute exigé beaucoup de détermination de la part de Richard Foisy. Malgré la diversité de la production du poète et l’abondance des sources documentaires et archivistiques, Richard Foisy propose un récit précis et éclairant, dont la lecture est fort stimulante, et qui rend compte d’une vie dont on soupçonnait à peine la complexité.

En proposant les premières « véritables biographies » (p. 11) de Garneau et de Coderre, ces deux récits de vie donnent pour ainsi dire accès à l’histoire culturelle et sociale d’une époque ; Garneau et Coderre ont aussi en commun le fait qu’ils ont tous deux été marqués par un fort sentiment d’échec qui a laissé, quoique de manières différentes, diverses traces dans leur vie et dans leur œuvre.

Figure mythique, personnage exceptionnel, Garneau, qui note dans un de ses cahiers (p. 321) le « malaise » qu’il éprouve « parmi les humains », est l’auteur d’un seul recueil qui marquera la littérature québécoise ; cependant, hanté par l’idée qu’il puisse être une « imposture » (p.325), le poète retirera Regards et jeux dans l’espace de la circulation peu de temps après sa parution et il brûlera un à un des centaines d’invendus dans le sous-sol de la maison familiale.

La vie de Garneau, qui porte l’empreinte de la solitude et du silence, est bien entendu très éloignée de celle de Coderre, ce « travailleur acharné » (p.152), ce « poète des gueux » (p. 213), dont l’œuvre et la langue s’ancrent sur le quotidien de l’homme ordinaire et dont la vie intime, publique et professionnelle a toujours été inscrite sous le signe de l’engagement. Les six mille exemplaires de Quand j’parle tout seul, vendus entre 1932 et 1936, témoignent largement du succès que connaîtra Coderre.

L’important travail documentaire et la recherche minutieuse effectués dans de nombreux fonds d’archives ont permis, à la fois pour Coderre, qui a lui-même classé ses « paperasses » (p. 371), et pour Garneau, mais selon des visées différentes, de mettre au jour des pans entiers de leur vie, de leur œuvre et de leurs amitiés littéraires qui, jusqu’ici, étaient restés dans l’ombre. C’est là sans doute l’un des principaux apports de ces travaux qui relèvent certainement de la critique littéraire et qui constituent également un véritable éloge de l’archive qui méritait d’être souligné.

Ces deux biographies sont en quelque sorte complémentaires puisqu’elles éclairent la situation du poète dans la première moitié du XXe siècle ; leur juxtaposition nous semble enrichir la lecture de chacune d’elles et ce tant par les contrastes que par les similitudes qu’elles mettent au jour. C’est pour toutes ces raisons que nous avons voulu que le prix soit accordé ex aequo à Michel Biron et à Richard Foisy. C’est aussi parce que la démarche érudite des deux biographes, qui repose sur des lectures très fines et très attentives des documents, des faits et des œuvres, contribue à mettre en valeur le genre même de la biographie littéraire qui, s’il avait pour ainsi dire perdu de sa superbe au début du XXe siècle, retrouve depuis quelques années ses lettres de noblesse. Les deux biographies de Garneau et Coderre s’inscrivent en effet dans ce sillage.

Allocution de Richard Foisy, colauréat

Mesdames et Messieurs de la Fondation Lionel-Groulx,
Mesdames et Monsieur du jury,
Cher éditeur,
Mesdames, messieurs,

Jean Éthier-Blais disait de Lionel Groulx : « Il s’élève quand il parle de nous. » Dans un compte rendu que j’avais fait de son ouvrage Le Siècle de l’abbé Groulx en 1994, j’avais appliqué cette même formule à Jean Éthier-Blais. Avec ce prix littéraire qu’il a créé et dont avec tant d’autres me voici l’heureux lauréat, je puis reprendre à nouveau cette assertion en disant que c’est à notre tour d’être élevé par Jean Éthier-Blais puisque ce prix contribue à mettre en lumière les essayistes et les biographes qui œuvrent parfois dans l’ombre, sans recevoir nécessairement beaucoup d’échos de leur travail une fois celui-ci lancé dans le public.

Que Jean Narrache se retrouve aujourd’hui aux côtés d’Hector de Saint-Denys Garneau me fait songer à un autre rendez-vous où ces deux poètes ont failli se retrouver, soit en 1993, alors que pour ma part je commémorais le centenaire de la naissance d’Émile Coderre et que d’autre part on commémorait le cinquantenaire de la mort de l’auteur de Regards et Jeux dans l’espace. J’avais demandé au directeur du Festival international de la poésie de Trois-Rivières – où je présentais un spectacle sur Jean Narrache – si les deux poètes pouvaient figurer sur l’affiche officielle du Festival. De Saint-Denys Garneau a remporté la palme, et je le comprends aisément, mais aujourd’hui sans qu’il soit besoin d’aucun anniversaire, les voici côte à côte par le seul fait de leurs biographies respectives, chacun d’eux, à sa manière, ayant marqué notre littérature.

Je suis d’autant plus sensible à la réception de ce prix qui porte le nom de Jean Éthier-Blais que celui-ci a été la toute première personne à m’encourager dans mon entreprise sur Émile Coderre, alias Jean Narrache. Nous nous connaissions déjà depuis quelque temps, car il fréquentait la galerie Morency où je travaillais. Par la suite, nous nous sommes croisés dans une librairie et je lui ai fait part de mon projet sur Jean Narrache qui l’a tout de suite intéressé. Je lui ai donc fait lire la préface que je venais d’écrire pour une anthologie de poèmes et de proses que je voulais publier en 1993, dans le but de souligner le centenaire de la naissance de ce poète, le tout accompagné d’une exposition à la Bibliothèque nationale. De recevoir un encouragement de la part de cet homme à l’esprit critique si avisé m’avait beaucoup conforté dans mon entreprise. Je décidai de poursuivre mon enquête sur ce « poète du trottoir », ainsi qu’il se désignait lui-même.

Et justement, oui, pourquoi dans mon cas et dans son cas, ce poète au double visage ?

Au début des années 1990, je vivais à Paris où je gagnais ma vie comme chanteur. Dans mon répertoire j’intégrais de plus en plus de poètes québécois que je faisais mettre en musique par des amis musiciens ou que je mettais moi-même en musique. Et voilà qu’un jour, je me demande si je ne pourrais pas ajouter à mon répertoire un poète proche de la langue parlée québécoise, un poète proche de l’esprit populaire. Je pensai d’abord à Raymond Lévesque, mais le nom de Jean Narrache s’imposa. Je me suis souvenu alors de notre professeur de littérature à l’école secondaire, qui nous avait fait entendre sur disque un poème de cet auteur dit par Paul-Émile Corbeil. Je me suis souvenu de l’impression que m’avait faite cette audition, de la beauté – oui – de cette langue que je n’avais jamais connue écrite ni déclamée de cette façon, et aussi du très fort sentiment de vérité qu’avait suscité en moi ce poème, « Soir d’hiver dans la rue Sainte-Catherine ». Pendant quelques minutes, j’avais vu par les yeux de l’esprit, du début à la fin, tous les tableaux de la vie urbaine par un vendredi soir de décembre, que décrivait le poète. Pourquoi avais-je éprouvé ce sentiment esthétique en entendant ce poème et ceux qui ont suivi, moulés dans une langue qui, entendue au naturel, était loin de me faire toujours une impression aussi favorable ? La réponse vint plus tard lorsque je compris que ce parler populaire était alors ouvragé par un artiste raffiné, doté d’un grand sens musical et rythmique et d’un don d’observation presque cinématographique.

Donc, en ce début des années 1990, comme je disais, je me suis rendu à la Délégation générale du Québec pour emprunter les ouvrages de Jean Narrache. En quatrième de couverture d’un de ses livres, une notice m’apprit qu’il avait publié en 1922, sous son vrai nom d’Émile Coderre, un recueil de vers classiques intitulé Les Signes sur le sable. Je réussis à me procurer un exemplaire de ce livre devenu assez rare. Grande a été ma surprise lorsque je parcourus ces poèmes romantiques, d’allure sage, écris dans de conventionnels alexandrins. Et la question surgit : comment l’auteur distingué des Signes sur le sable est-il devenu le « mal engueulé » de Quand j’parl’ tout seul, comment un auteur au français si châtié peut-il endosser la défroque trouée du parler populaire, comment un auteur qui ne fait pas de vagues peut-il devenir un polémiste victime de la censure, bref comment Émile Coderre est-il devenu Jean Narrache ? C’est à cette question que j’ai voulu répondre, tant ces deux mondes me paraissaient n’avoir rien en commun.

Le fonds Jean Narrache de la Bibliothèque nationale contenait beaucoup de choses, mais pour ainsi dire rien sur l’enfance et l’adolescence d’Émile Coderre, et je me doutais bien que la clé de l’énigme se trouvait là, dans cette période de la vie où tout se décide. Je poursuivis mes recherches avec détermination pour ne pas dire obstination, en retrouvant le plus de personnes possibles qui avaient connu Émile Coderre.

Or, un jour de 1994, je reçois par la poste un substantiel paquet. Il contenait plus de soixante lettres manuscrites et autant de poèmes, datés de 1909 à 1925, soit de la quinzième à la trente-deuxième année d’Émile Coderre. Il s’agissait de lettres intimes adressées à son grand ami de collège, Alphonse Désilets. Dans ces lettres étaient exposés en détail tous les éléments qui manquaient à ma recherche. J’y découvris l’enfance orpheline du petit Coderre, le « ballotage » d’un foyer à un autre, l’accueil bienveillant de gens modestes et le regard hautain de gens bien nantis dont il se souviendra, les premiers tâtonnements littéraires, la gêne matérielle pour mener à bien ses études en pharmacie, l’épreuve à jamais indélébile du premier amour fauché par la mort, la rencontre ensoleillée de celle qui le sauvera du désespoir et lui redonnera confiance dans ses talents de poète, tout cela profondément vécu par un être hypersensible. J’ai découvert un homme sans masque, d’une sincérité peu commune, d’une vaste culture, un remarquable épistolier, un véritable écrivain, et surtout un homme capable de se détourner de sa propre souffrance pour compatir à celle des autres. Dans ces lettres, j’ai découvert aussi le polémiste qui était déjà à l’œuvre. Désireux de parler du peuple et de le défendre dans sa propre langue, il allait écrire, le 11 novembre 1925, jour de l’Armistice, son premier poème signé Jean Narrache où il se portait à la défense des « pauvres bougr’s qui sont r’venus du front » et qui se trouvent abandonnés à eux-mêmes, pourfendant du même souffle « tous les anciens profiteurs / qui vend’nt pus d’fournitur’s de guerre / À cinq six cents pour cent d’profit ». Mes recherches avaient porté leurs fruits : la biographie de ce double poète en une seule personne devenait possible. Émile Coderre a donc constitué mon initiation dans le domaine de la recherche en littérature québécoise.

En parlant du peuple d’en bas, Jean Narrache a toujours traité son sujet sans jamais l’abaisser. Bien au contraire. « Hélas ! trop d’entre nous, écrit-il à Alphonse Désilets, ne conçoivent pas que ces âmes humbles et frustes que l’instruction n’a pas raffinées puissent souffrir et avoir des sentiments profonds et délicats ! » Et à la même époque, il confie à Alfred DesRochers : « Il y a moyen avec ces vers frustes de rendre beaucoup de la grande âme populaire », cette « âme ténébreuse et inexprimée des pauvres grands êtres simples qui souffrent et dont nous voulons exprimer les joies, les espoirs et les illusions, tout à côté de leurs tristesses, de leurs désillusions et de leurs inutiles élans vers le bonheur ! »

En 1968, soit deux ans avant la mort d’Émile Coderre, dans le tome II de l’Histoire de la littérature française du Québec, Jean Éthier-Blais écrit que les poèmes de Jean Narrache « constituent la seule œuvre un peu substantielle de protestation et de compassion populaires dans la littérature de cette époque ». Il parle aussi de « la force de cet art », affirmant que cette « poésie [...] a encore un sens », qu’elle représente « un exemple parfait de nécessité intérieure » et qu’« il y a dans ces vers des accents vengeurs qui méritent de rester ».

D’avoir entériné ce jugement, Mesdames et Monsieur du jury, je vous remercie.

Allocution de Michel Biron, colauréat

Je veux tout d’abord remercier très sincèrement la Fondation Lionel-Groulx, son directeur Pierre Graveline, ses administrateurs, les membres du jury, de même que l’équipe de Boréal, en particulier Pascal Assathiany, François Ricard, Jean Bernier et le réviseur Renaud Roussel, et puis je veux remercier aussi les nombreux assistants de recherche qui ont rendu possible ce livre, notamment Valérie Mailhot, de même que Lucie Turcotte, secrétaire de la Fondation de Saint-Denys Garneau, grâce à qui j’ai pu découvrir des archives et rencontrer des témoins indispensables, comme Antoine Prévost, neveu de Saint-Denys Garneau. J’ajoute un mot pour dire ma gratitude aux premiers lecteurs de mon manuscrit : François Ricard, Pierre Nepveu, Isabelle Daunais et François Dumont, tous quatre brillants essayistes et lecteurs attentifs; et je n’oublie pas mon père, André Biron, qui n’était pas peu fier de trouver des fautes ayant échappé à la loupe des réviseurs professionnels; et ma conjointe, Monique Deland, qui m’a fait recommencer je ne sais plus combien de fois la première page, jusqu’à temps que son œil de poète soit satisfait.

Le hasard fait que j’ai le plaisir de partager ce prix avec un autre biographe, Richard Foisy, qui a travaillé sur un poète mort à l’âge de 77 ans, ce qui est deux fois et demie plus vieux que Garneau, mort à 31 ans. Richard Foisy a donc travaillé deux fois et demie plus que moi ! Il est assez amusant de voir réunis, grâce au jury du prix Jean Éthier-Blais, deux figures aussi différentes et pour ainsi dire opposées que de Saint-Denys Garneau et Jean Narrache, qui sont comme les deux extrêmes de la littérature canadienne-française, le poète-ermite né d’une famille prestigieuse d’un côté, le poète populaire de l’autre. Mais tous deux ont au moins une chose en commun, c’est d’avoir subi les foudres de Valdombre, Garneau à cause de son nom aux consonances aristocratiques, Jean Narrache parce qu’il jouait dans les plates-bandes vernaculaires de l’auteur d’Un homme et son péché.

Je suis très touché de recevoir un prix de « critique littéraire » pour une biographie, qui constitue une forme bien particulière de critique littéraire, certains diraient même une forme ancienne et dévalorisée contre laquelle Proust et bien d’autres nous ont mis en garde. Dès le début de mon projet, j’ai ouvert un fichier intitulé « Contre la biographie » dans lequel je notais, au gré de mes lectures, les mots de ceux, nombreux, qui n’aiment pas le genre biographique, comme pour me souvenir de faire attention aux pièges de ce genre. Par exemple ce mot si sage de Jacques Brault : « Le poète n’a pas de biographie. Il peut porter sans peine les masques de chair rencontrés dans la rue et qui lui font signe d’une complicité telle qu’ils sont davantage lui-même que l’être qu’il se suppose. » (L’Artisan) Comment connaître en effet un individu, comment prétendre raconter sa vie, comment avoir accès à la vérité de son être le plus intime? Les questions valent pour n’importe quel individu, mais elles se posent encore plus dans le cas d’un écrivain aussi secret et aussi complexe que de Saint-Denys Garneau. Je ne suis pas certain d’y avoir répondu vraiment, je ne suis même pas certain qu’une biographie idéale puisse y répondre vraiment. Je crois malgré tout, plus modestement, qu’une biographie peut faire taire les mythes, les rumeurs et les exagérations qui entourent la vie d’un personnage, peut ainsi restituer la part de mystère de cette vie en rejetant les explications trop faciles, les identités imposées, les récits tout faits. C’est du moins ce que j’ai essayé de faire dans cette biographie qui tente de montrer de Saint-Denys Garneau en chair et en os.

Mais la biographie est aussi, selon moi, une forme de sociographie. Elle permet d’aborder de front à la fois la vie de l’écrivain, la vie de l’œuvre et la vie de la société dans laquelle cet écrivain et cette œuvre trouvent place. Bien sûr, il ne s’agit pas d’expliquer l’œuvre par la vie, ni la vie par l’œuvre, ni l’œuvre par la société, ni la société par l’œuvre : ces trois composantes que sont la vie, l’œuvre et la société se déploient certes sur trois plans différents, mais la critique savante a l’habitude de les isoler complètement les uns des autres alors que, dans la réalité, ils ne sont jamais vraiment dissociables. C’est là peut-être la raison d’être du biographe comme critique littéraire : reconnecter ces trois plans que les études littéraires ont eu tendance à séparer artificiellement. J’ai constamment eu l’impression, en rédigeant la biographie de Garneau, de parler de tout cela en même temps, non pas en superposant les plans, mais en tentant de les intégrer dans une synthèse organique, vivante, un peu comme un romancier le fait à partir de ses personnages. Je ne sais pas, là encore, si j’ai réussi, mais j’ai acquis au fur et à mesure de la rédaction une double conviction qui peut sembler paradoxale à première vue : la première, c’est la profonde singularité de l’écriture comme de la vie de Garneau, qui ne ressemblent vraiment à aucune autre écriture, à aucune autre vie, ni au Québec ni ailleurs (et surtout pas à Rimbaud) ; la seconde, c’est que l’œuvre de Garneau et la vie de Garneau n’auraient pas pu avoir lieu ailleurs qu’au Canada français, à une époque et dans une société où, je le rappelle, il n’y avait pas un seul éditeur de poésie à Montréal. Cette œuvre et cette vie, cette œuvre-vie n’ont pas cessé de fasciner les lecteurs et les amis de Garneau. La façon d’écrire de ce poète, et surtout sa façon radicale, scandaleuse, de ne plus écrire, constituent un inépuisable mystère qui continue de nous hanter, nous obligeant à nous demander sans cesse : pourquoi écrire? Pourquoi ne pas nous taire? C’est d’ailleurs ce que je vais faire à l’instant. Merci beaucoup encore une fois de cet honneur.