Lauréat 2013 : Réjean Beaudoin

18 oct 2013

Le Prix de la critique littéraire Jean-Éthier-Blais 2013, doté d’une bourse de 3000 $ et décerné annuellement par la Fondation Lionel-Groulx à l’auteur du meilleur livre de critique littéraire paru au Québec pendant l’année précédente, portant sur la littérature québécoise de langue française et écrit en français, est attribué à Réjean Beaudoin pour son livre D’un royaume à l’autre. Essai sur Pierre Vadeboncoeur (Leméac).

Rappelons que Pierre Vadeboncoeur (1920-2010) est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages, qu’il est considéré comme le plus grand essayiste québécois, et pourtant son œuvre n’a jamais été étudiée dans son ensemble, ce que le livre primé vient combler, entre autres, comme lacune.

Le jury, présidé par l’écrivain et poète Pierre Nepveu et composé de Frédérique Bernier (professeure de littérature au cégep de Saint-Laurent) et de Martine-Emmanuelle Lapointe (professeure agrégée au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal), a été unanimement impressionné par ce véritable essai, personnel, pertinent, cultivé, qui se mesure avec courage à ce qu’il y a d’impensable dans l’œuvre de l’auteur des Deux royaumes, qui rend compte du « prophétisme » souvent pessimiste traversant cette œuvre, tout en faisant valoir sa hauteur de vue et sa riche réflexion sur l’amour. Il nous paraît faire honneur à la tradition de qualité du prix Jean Éthier-Blais.

En outre, nous sommes heureux de pouvoir du même coup souligner l’importante contribution critique de Réjean Beaudoin, dont le travail sur la littérature québécoise a toujours été assez discret (en partie parce qu’il a fait carrière à l’Université de Colombie-britannique, à Vancouver), mais qui est un des lecteurs les plus avertis, les plus fidèles, de la littérature québécoise contemporaine, notamment grâce à ses contributions soutenues à des revues comme Liberté et L’inconvénient, depuis la fin des années 1970. Son livre sur le messianisme québécois au 19e siècle (Naissance d’une littérature, Boréal, 1989) demeure une référence obligée sur cette période.

Allocution de Pierre Nepveu, président du jury

Je veux d’abord remercier la Fondation Lionel-Groulx et son directeur, Pierre Graveline, de nous accueillir ce soir pour la remise du prix Jean Éthier-Blais. Ce prix souligne l’apport de ces lecteurs particuliers dont a besoin toute littérature, — ces lecteurs qui font de leur lecture une quête, une aventure, un travail qui inclut certes le plaisir de lire, mais qui a des finalités plus profondes et plus larges, — des lecteurs que l’on souhaite sensibles, instruits, avertis, capables de percevoir les significations latentes des œuvres, d’en capter les résonances symboliques, culturelles et sociales, — capables aussi d’entendre la conversation qui se déroule entre les œuvres, de penser les liens qu’elles tissent entre elles et avec nous. Chercher et créer du sens, c’est toujours refuser la dictature de l’immédiat et du pur présent, c’est comprendre que l’œuvre littéraire a un avant et un après, c’est affirmer qu’elle existe grâce à un héritage et qu’elle ouvre en même temps des fenêtres sur le possible. L’importance et la singularité du prix Jean Éthier-Blais tiennent à la reconnaissance qu’il accorde à cette fonction culturelle, à la fois mémorielle et créatrice, que remplit la meilleure critique littéraire et qu’illustre singulièrement notre lauréat de ce soir, Réjean Beaudoin, — et pour cela bien sûr, nous devons une immense gratitude au professeur, au critique et à l’écrivain qui nous a légué ce prix, ainsi qu’à la Fondation Lionel-Groulx qui en assure le fonctionnement et l’attribution, avec une foi et une diligence exemplaires.

Dans cet esprit, j’ai accepté très volontiers, le printemps dernier, l’invitation que m’a faite Pierre Graveline à présider le jury ayant pour tâche de déterminer, parmi les ouvrages de critique littéraire parus en français au Québec au cours de l’année 2012, lequel méritait d’être couronné. À cette fin, j’ai eu carte blanche pour m’adjoindre deux personnes qui me semblaient posséder toutes les qualités requises à cette fin, tant par leur grande connaissance de la littérature québécoise que par leur compétence à la fois théorique et pratique en critique littéraire. Il s’agit de Frédérique Bernier et de Martine-Emmanuelle Lapointe, que je veux remercier ici de tout cœur d’avoir accepté si généreusement de se joindre à moi et d’avoir su faire en sorte que cette tâche, accomplie avec rigueur et avec une totale intégrité, ait aussi été une affaire de véritable échange, une petite aventure de partage, d’amitié et de plaisir intellectuel. Parmi la presque-douzaine de livres qui étaient en lice, notre choix s’est donc porté, comme vous le savez, sur celui de Réjean Beaudoin, D’un royaume à l’autre, un essai sur l’œuvre de Pierre Vadeboncœur publié chez Lémeac sous la direction éditoriale d’Yvon Rivard. Ce choix a été clair, évident, unanime, et je voudrais exposer brièvement les caractéristiques et les qualités de ce livre, qui fait honneur, je pense, à la tradition de lecture éclairée qu’incarne le prix Jean Éthier-Blais.

Le livre de Réjean Beaudoin représente par excellence cette aventure de la lecture dont je parlais au début : l’auteur lui-même parle d’un « périple » dont il faut souligner le caractère résolument non-linéaire, décrivant plutôt de grands cercles qui sont une véritable habitation de l’œuvre de Vadeboncoeur et de ses motifs essentiels : le sentiment d’une impasse de la société et de la culture (inculture ?) actuelles, l’urgence prophétique qui répond à cette impasse, la dévotion pour l’art, le rapport à l’Histoire et au politique, à la transcendance, à l’amour. Abordant ces thèmes, D’un royaume à l’autre est un livre de culture, partagée avec celle de Vadeboncœur – une culture sans ostentation mais qui tient d’un milieu naturel où surgissent ici et là Saint-Denys Garneau et Henri Michaux, Jean-Jacques Rousseau et Yvon Rivard, André Major et Dostoïevski, où nous rencontrons Montaigne, Chateaubriand, et Claudel, où nous nous attardons plus longuement sur Paul Valéry. Mais, chose capitale, ce livre de culture est tout autant un livre à la première personne : non seulement lecture d’une œuvre, mais exposition du lecteur lui-même, moins au sens d’une mise en scène que d’une vulnérabilité fondamentale. Ce qui pouvait s’annoncer au départ comme une lecture de pure adhésion confinant au mimétisme se révèle au contraire comme une expérience hautement déstabilisante. C’est là un des traits les plus fascinants et les plus forts de l’essai de Réjean Beaudoin : on y accompagne un lecteur qui pense, mais qui se découvre « exposé » et qui, de loin en loin, avoue avec une rare franchise son désarroi, ses doutes, ses réticences, tout en acquiesçant ailleurs à ce qui rejoint sa propre pensée.

Dans cette avancée sans attirail théorique prêt-à-porter, sans filet protecteur, c’est la critique littéraire elle-même qui se trouve questionnée, à même les positions les plus radicales de Vadeboncœur lui-même, quand il soutenait par exemple que « tout ce qui peut se dire ou s’écrire sur une œuvre n’a aucune prise directe sur celle-ci, ni sur son pouvoir de produire une expérience esthétique ». Cette apparente dépréciation de l’acte critique, Réjean Beaudoin l’assume pleinement en la transcendant, sans doute parce que ce paradoxe n’est que le cas particulier d’une impasse logique qui fait la puissance même de l’œuvre de Vadeboncœur et à laquelle son lecteur étonné ne cesse de se mesurer. Tel est peut-être le cœur du propos de Réjean Beaudoin : voici une œuvre qui donne à penser en nous confrontant à l’impensable, une œuvre qui énonce des idées en allant sans cesse au-delà de toute idée, qui utilise le langage pour toucher ce qui ne peut être dit — et « qui s’approche du désespoir et du nihilisme sans pourtant y consentir ». Telle est aussi la notion de « souveraineté », si forte chez Vadeboncoeur et qui, nous le rappelle Réjean Beaudoin, dépasse le sens proprement politique en obéissant à la même logique illogique d’une impasse créatrice, d’une urgence d’être face au « temps qui reste », une formule que l’auteur emprunte au philosophe italien Giorgio Agamben.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce bel essai qui nous entraîne dans son vertige, mais je veux ajouter que notre jury, une fois tranchée sans réserve la question du meilleur livre, n’a pu que se réjouir du fait que, par un heureux effet secondaire, nous nous trouvions à reconnaître du même coup la contribution aussi substantielle que réservée de Réjean Beaudoin à la lecture de la littérature québécoise, dont il est depuis fort longtemps un commentateur toujours perspicace et pénétrant. Dans Liberté, dans L’Inconvénient ou ailleurs, dans de très nombreuses recensions, Réjean Beaudouin n’a en effet cessé de dépasser le genre du simple compte-rendu pour en faire un lieu de pensée, allant largement au-delà d’une réception de surface nourrie d’humeurs et de formules toutes faites. Son périple de lecteur a une longue histoire, il est passé par une étude sur le messianisme québécois qui demeure une référence aujourd’hui, il a visité le roman québécois dans tous ses états, mais il a connu aussi des détours significatifs par Émile Nelligan et la lecture d’autres poètes. Comment ne pas souligner que cette proximité critique s’est maintenue à même une importante distance géographique, par-dessus ces milliers de kilomètres qui séparent le Québec de la côte du Pacifique où Réjean Beaudoin a fait carrière comme professeur.

Bref, c’est l’indispensable lecteur dont je parlais au début que nous saluons ce soir, à travers sa rencontre avec un des essayistes les plus essentiels et les plus exigeants de notre littérature. Avec Frédérique Bernier et Martine-Emmanuelle Lapointe, je tiens à féliciter chaleureusement Réjean Beaudoin, lauréat du prix Jean Éthier-Blais 2013.

Allocution du lauréat

J’exprime ma profonde gratitude à la Fondation Lionel-Groulx et au jury du prix Jean-Éthier-Blais 2013 pour la distinction accordée à mon essai D’un royaume à l’autre qui traite des liens d’amitié qui m’attachent à Pierre Vadeboncœur et de ma lecture de son œuvre. Je vais tenter dans les quelques minutes qui suivent de partager avec vous ce que je perçois des raisons que je crois être à l’origine de cet essai.

Parmi les motifs de mon projet, tels que je les voyais au moment de le réaliser, je me rappelle l’espoir d’apaiser mon désarroi devant la mortalité d’un ami, de calmer ma propre angoisse de me savoir mortel en rendant un ultime hommage à sa pensée, mais aussi le vœu d’inciter d’autres lecteurs à lire une œuvre majeure. En tout cela, j’obéissais aussi à d’autres raisons que je ne connaissais pas ou que je n’aurais pu préciser tout à fait, comme l’occasion de rompre avec la hâte qui gauchit la source de tant de nos actions. Pourquoi se presser de terminer quelque chose pour se ruer aussitôt sur un autre but qui sera dépassé avec la même rapidité que le précédent ou le suivant? Pourquoi ne pas s’occuper, au contraire, d’un point non susceptible de s’annuler dès qu’on s’en approche, un objet qui ne serait plus dépassable? C’est quelque chose de cet ordre que j’ai cru deviner à la nouvelle du décès de Pierre Vadeboncœur ou plutôt dans l’effet éprouvé de sa disparition. Tout à coup, il ne m’était plus impossible d’aller vers ce qui ne sera pas périmé avant longtemps, comme si le royaume de l’inactuel était mis à ma portée devant l’événement. Je me suis mis à relire son œuvre et je me suis immergé dans une aventure qui ne prenait pas fin comme fait toute action qui atteint son but. Il n’y avait plus de fin. Et j’ai
compris que c’était pour cela même que je voulais écrire cet essai, pour découvrir que l’infini ne relève pas de la catégorie de l’inaccessible, mais du défi posé à toute conscience actuelle. Je me trouvais dans l’inachevable en écrivant cet essai et j’ai constaté plus d’une fois depuis lors que j’y suis encore. Je cite à cet égard une toute petite phrase de l’Essai sur une pensée heureuse qui résume en peu de mots ce que j’ai senti : « En effet, on dirait que le commencement d’un autre monde est arrivé. » (EPH, p. 111.) Telle est l’impression qui ne m’a pas quitté pendant les mois que j’ai mis à rédiger D’un royaume à l’autre.

C’est un livre dont je peux dire, je crois, qu’il m’a été donné, en ce sens que ce n’est pas tout à fait moi qui l’ai écrit. Je n’ai fait qu’en recevoir la dictée, me mettre à l’écoute de quelque chose d’autre que l’activité mentale qui travaille à faire les livres, du moins comme je concevais la façon dont les livres se font. La part purement volontaire et trop souvent velléitaire de l’instance artistique s’est absentée de l’état dans lequel j’ai glissé pendant tout le temps qu’a duré mon écriture, et le plus beau, c’est que cette expérience ne m’a pas quitté avec l’achèvement du manuscrit. Tout à coup le temps n’est plus le monstrueux amoncellement du passé mort, mais le jaillissement intarissable d’un présent torrentiel, illimité, ouvert sur tous les temps.

J’évoque l’écriture de mon essai, mais celle-ci était largement informée de lectures dont je dois parler en rapport avec elle. Dans toute lecture, on part à la rencontre de certaines attentes qu’on ne savait pas qu’on nourrissait à l’endroit de ce qu’on lit. Il m’est arrivé devant certaines pages de vouloir prendre congé de mes attentes pour mieux rencontrer la pensée de l’auteur, comme si mes propres questions s’interposaient entre lui et moi, faisaient obstacle à mon accueil que je souhaitais vidé de ma propre subjectivité et totalement occupé de l’autre subjectivité, celle de la page lue. Je sais bien que pareil désir est apparemment absurde, car il est évident qu’il ne peut y avoir d’autre subjectivité actuelle sans d’abord passer par la mienne, mais le désir d’entrer dans l’autre sujet, présent dans l’espace du texte, me rendait étranger à moi-même et me faisait regarder comme une incartade ce que j’introduisais de mon cru dans ma lecture. Tout se passait comme si je rêvais de devenir l’autre, celui qui avait écrit ce que je lisais, et je me surprenais à vouloir faire taire les ingérences de ma pensée dans la sienne. Il fallait bien quand même tolérer cet empiètement sans quoi je n’aurais pas été en train de lire, puisque la lecture consiste justement dans ce recouvrement interactif entre deux sujets reliés comme des vases communicants. Il est par conséquent inévitable d’interrompre le pôle émetteur à tout moment pour y injecter une riposte impromptue, une interjection de protestation ou d’acquiescement instantanée du pôle récepteur. Ce processus intersubjectif de la lecture me rappelle ce que Gaston Bachelard affirme de la rêverie éveillée par opposition au rêve nocturne : « L’homme de la rêverie est toujours dans l’espace d’un volume. Habitant vraiment tout le volume de son espace, l’homme de la rêverie est de toute part dans son monde, dans un dedans qui n’a pas de dehors. » (Poétique de la rêverie, Paris, PUF, 1974 [1960], p. 144.) J’imagine que le lecteur dans sa lecture habite lui aussi tout le volume de son espace, sans jeu de mot sur les différents sens de « volume ».

J’ai commencé tout à l’heure à énumérer les motifs que je croyais distinguer au début de mon projet, et de tous ceux que j’ai évoqués, le plus clair est certainement ma correspondance avec l’écrivain des Deux Royaumes. Nos échanges épistolaires datent de 1974, coupés de périodes de silence, mais au cours des mois qui ont précédé son décès, notre correspondance avait repris un rythme régulier, si bien que la fin abrupte du dialogue a élargi en moi le choc de son absence. C’est pour tenter de me mesurer directement à ce silence que je me suis mis à mon essai dont l’idée m’est venue qu’il ne prendrait forme que si je pouvais en vivre le sujet comme la suite naturelle de cette correspondance et le moyen d’en repousser la fin, incapable que j’étais de l’accepter tout de suite. Ma première rencontre avec Pierre Vadeboncœur remonte à cette année 1974, lorsque je fus un jour invité à une réunion du comité de rédaction de la revue Maintenant. C’est cette année-là aussi que j’ai participé au collectif publié sous la direction d’André Major et François Ricard qui avaient eu l’idée de saluer l’auteur de La Ligne du risque d’un recueil de textes critiques, le premier
consacré à son parcours intellectuel, si je ne me trompe : Un homme libre : Pierre Vadeboncœur. Trente-six ans plus tard, au moment des dernières lettres que j’ai reçues de Vadeboncœur, il était beaucoup question d’art dans les envois postaux que nous remplissions de reproductions photographiques, lui de ses dessins croqués sur le vif, moi de mes collages et aquarelles. Le 30 juillet 2009, il m’écrivait, au début d’une de ses lettres : « Nous correspondons par des tableaux. Donc primitivement, comme depuis toujours l’humanité. » Deux phrases pour relever le caractère inactuel de notre dialogue appuyé sur l’image. Il me fit part de son intention de publier ses dessins, « pour la drôlerie », ajoutait-il, ce qui fut fait peu après sa mort, sous le titre Petite comédie humaine, paru chez Del Busso éditeur. J’ai eu l’honneur de préfacer cet étonnant recueil qui révèle son humour inimitable, sans doute l’aspect le moins connu de sa personnalité.

Si j’avais un souhait à faire de ce qui peut être retenu de mon livre, ce serait ceci : aucun homme, ni femme ni enfant ne peut renoncer à l’exercice de penser sans s’exposer au pire. Bien sûr, le risque de se tromper est inhérent à toute pensée, mais il appartient à chacun(e) d’assumer ce danger à l’égal de tous les périls de la vie, puisqu’aucune protection ne peut être invoquée à cet égard. Si on prétend qu’il vaut mieux confier la tâche de penser aux intellectuels spécialisés, on ne fait que multiplier le facteur d’aberration par le pouvoir déféré de cette délégation collective de la nécessité intime de penser. En un mot, s’il y a un propos de mon livre que je tiens à souligner, c’est celui de l’importance de l’essai tant comme mode d’exercice de la pensée que comme illustration de celle-ci dans une forme littéraire. Le meilleur exemple demeure celui des livres de Pierre Vadeboncœur.