Lauréat 2014 : Joseph-Yvon Thériault

27 oct 2014

Le prix de la critique littéraire Jean-Éthier-Blais 2014, doté d’une bourse de 3000 $ et décerné annuellement par la Fondation Lionel-Groulx à l’auteur du meilleur livre de critique littéraire paru au Québec pendant l’année précédente, portant sur la littérature québécoise de langue française et écrit en français, est attribué à Joseph Yvon Thériault pour son livre Évangéline. Contes d’Amérique (Québec Amérique).

Le jury, présidé par l’écrivain et poète Pierre Nepveu et composé de Frédérique Bernier (professeure de littérature au cégep de Saint-Laurent) et de Martine-Emmanuelle Lapointe (professeure agrégée au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal), a été unanimement impressionné par cet essai qui propose un parcours fascinant, très documenté, qui retrace les multiples formes prises par le mythe d’Évangéline à partir de sa première formulation américaine dans le long poème de Longfellow paru en 1847.

Ce parcours a le grand mérite de montrer comment une fiction littéraire peut agir dans l’histoire, nourrir un imaginaire collectif et participer à la construction de son identité, y compris en tant que repoussoir, ce qui a été le cas pour les « modernes » acadiens, qui ont vu en Évangéline un symbole de la victimisation et de la folklorisation de l’Acadie dont ils ont voulu se détacher, sans parvenir à l’oublier pour autant. Si, à première vue, l’essai de Joseph-Yvon Thériault n’a pas en tant que tel pour objet la littérature québécoise, celle-ci n’en a pas moins une présence significative dans son essai, notamment à travers de nombreux relais qui ont contribué à la diffusion et à la construction du mythe d’Évangéline : Pamphile Lemay, premier traducteur de Longfellow, Napoléon Bourassa, l’abbé Casgrain, sans parler de personnages intellectuels et religieux, nés ou formés au Québec, ayant contribué à la configuration de l’identité acadienne.

L’essai de Joseph-Yvon Thériault montre éloquemment que si Évangéline a été et demeure un mythe américain et acadien (incluant sa dimension « cadienne » — « cajun »), il s’agit aussi d’un mythe canadien-français, l’identité acadienne ayant souvent fasciné et questionné l’identité québécoise, comme en témoignent des écrivains comme Jacques Ferron ou encore le film L’Acadie, l’Acadie?!? de Michel Brault et Pierre Perrault. Plus largement, cet essai se distingue par sa riche réflexion sur les identités nationales dans un contexte de post- ou d’hypermodernité. Comment à la fois critiquer et conserver la tradition, comment concilier le local et le mondial, le lien au territoire et l’imaginaire de l’errance, la cohésion identitaire et la multiplicité des références culturelles contemporaines? De telles questions, qui laissent ouvert le problème des rapports entre le politique et le littéraire, font du livre de Joseph-Yvon Thériault une aventure intellectuelle provocante et d’une grande actualité.

Soirée de remise du prix Jean-Éthier-Blais 2014.
Le lauréat Joseph-Yvon Thériault entouré du directeur Pierre Graveline (gauche) et du président Claude Béland (droite), lors de la soirée de remise du prix Jean-Éthier-Blais le 27 octobre 2014. Photo : Étienne Lafrance.

Allocution de Pierre Nepveu, président du jury

Je tiens d’abord à remercier Pierre Graveline et la Fondation Lionel-Groulx de nous accueillir une nouvelle fois cette année, comme chaque automne depuis maintenant dix-sept ans, pour cet heureux événement qu’est la remise du prix Jean Éthier-Blais, créé à la suite d’un legs testamentaire de cet éminent critique littéraire et professeur à l’université McGill. On ne saurait assez le répéter et c’était bien là, je pense, la motivation de ce prix dans l’esprit de Jean Éthier-Blais : une littérature n’est pas seulement un ensemble d’œuvres, même s’il va de soi qu’elle n’existerait pas sans ces œuvres. Une littérature doit être lue – et lue notamment par des lecteurs et commentateurs informés, non seulement pour que soient mises en lumière ses implications profondes, mais afin de la situer dans l’ensemble des discours sociaux, dans la trame mémorielle et historique qui nous définit et dans son actualité signifiante. Une littérature ne saurait rester vivante sans de constantes propositions de sens et hypothèses de récits qui mettent en lumière ses mouvements, ses tensions, son devenir et qui assurent sa transmission dans la culture.

C’est inspiré par cette conception que le jury que j’ai eu le plaisir de présider a soupesé la douzaine d’ouvrages qui lui ont été soumis, tous parus au cours de l’année 2013. Je ne saurais assez souligner à cet égard la compétence et l’intégrité de mes deux collègues du jury, toutes deux critiques et essayistes littéraires de grand talent : Frédérique Bernier, professeure de littérature au Cégep de Saint-Laurent, et Martine-Emmanuelle Lapointe, professeure au Département des littératures de langue françaises de l’Université de Montréal. Je veux les remercier pour la pertinence exemplaire de leurs observations et de leurs commentaires, aussi bien au cours des réunions que nous avons tenues que dans nos échanges assez nombreux par courriels. Travailler avec elles a été aussi éclairant qu’agréable et je veux ici les en remercier très chaleureusement.

Au terme de notre réunion finale, tenue au début de septembre, nous avons donc choisi de décerner le prix Jean Éthier-Blais 2014 à Joseph-Yvon Thériault pour son ouvrage Évangéline. Contes d’Amérique, paru aux Éditions Québec Amérique. Je voudrais d’abord souligner les grandes qualités de cet essai, à commencer par le fait que, de toute évidence, il s’agit d’un véritable essai qui, tout en déployant une impressionnante érudition littéraire, culturelle, sociologique et historique, évite toute lourdeur, toute aridité. À cet égard, il faut rappeler que l’ouvrage de Joseph-Yvon Thériault avait déjà été retenu parmi les meilleurs essais de langue française, toutes catégories confondues, par le jury des prix littéraires du Gouverneur général en 2013. Évangéline. Contes d’Amérique (« contes » s’écrit ici au pluriel) se lit en effet comme un passionnant voyage à travers les représentations, les distorsions, les tentatives de mise à mort, les réincarnations d’une figure mythique née, on le sait, de la plume du poète américain Longfellow, en 1847, soit près d’un siècle après la déportation ou « le grand dérangement » acadien de 1755.

Vivant, argumenté, très informé, cet ouvrage a aussi le grand mérite de situer la littérature dans l’ensemble des représentations collectives, à la fois américaines (états-unienne), canadiennes-françaises, acadiennes et « cadienne » ou cajun) — et de mettre ainsi en lumière le caractère agissant du mythe littéraire, sa fécondité persistante aussi bien dans les réinvestissements et les récupérations idéologiques qu’il suscite au fil du temps que dans les vains efforts déployés par certaines générations pour en finir avec lui, comme l’auteur le montre bien à propos du nouveau nationalisme acadien porté par la jeunesse des années 1960-1970. Il est difficile d’imaginer une meilleure illustration de la « raison et déraison du mythe », pour reprendre le titre de l’ouvrage le plus récent de Gérard Bouchard, que celle de cette Évangéline démultipliée, dévoyée et pourtant conservée, de cette figure qui parvient à inspirer successivement ou à la fois l’Amérique démocratique anglo-protestante, le traditionalisme catholique, l’affirmation nationale et l’errance cosmopolite, la fidélité à la mémoire et le foisonnement postmoderne, sur un mode tantôt noble et héroïque, tantôt trivial, touristique et même commercial.

Entre le Québec du 19e siècle, qui a relayé l’Évangéline de Longfellow notamment par la traduction qu’en a proposée Pamphile LeMay — et la Louisiane moderne où le mythe d’Évangéline a pu servir à remotiver la nouvelle identité « cadienne » ou « cajun », le parcours proposé par Joseph-Yvon Thériault est animé par une question fondamentale qui traverse tout son ouvrage et qui se reformule avec acuité dans son épilogue : comment penser en un tout organique l’imaginaire et le réel, la société comme fidélité et mémoire d’une part, comme institution vivante et tournée vers l’avenir d’autre part. Vers la fin de son livre, l’essayiste suggère, à partir d’un commentaire sur le plus grand poète de l’Acadie contemporaine, Herménégilde Chiasson, que cet enjeu porte en fait sur la conjonction toute simple qu’est le mot « et », sur le défi de penser ensemble la tradition et la modernité, le local et le mondial, l’individuel et le collectif. Joseph-Yvon Thériault a de fortes convictions à cet égard, mais son essai, comme tout essai digne de ce nom, ne fournit pas toutes les réponses, il laisse ouvert cet enjeu essentiel en le reformulant à la fin d’un manière très actuelle : « Avant d’être une description réaliste de la réalité sociale, la postmodernité est une question posée aux hommes et aux femmes de notre époque : voulons-nous encore avoir des récits, voulons-nous encore faire société ? ». Bref, ce qui nous est transmis au bout du compte, c’est l’exigence de penser et de repenser notre condition et le monde que nous habitons, y compris en tant que Québécois.

Car je dois le souligner avant de conclure, il est souvent question du Québec dans ce livre, tantôt explicitement, tantôt d’une manière plus souterraine et pourtant centrale, tant les enjeux de la mémoire, de la constitution imaginaire de l’identité, du maintien dynamique de la société réelle en contexte postmoderne nous interpellent forcément. On peut d’autant moins occulter ici cette dimension québécoise que le prix que nous décernons ce soir à Joseph-Yvon Thériault devait, dans les termes même de Jean Éthier-Blais, récompenser un ouvrage « portant sur un aspect, un écrivain ou une œuvre de la littérature québécoise de langue française ». Si on s’en tient à la lettre de cette définition, il semblerait qu’Évangéline. Contes d’Amérique ne s’y conforme guère. Notre jury n’a pu évidemment ignorer cette question, mais nous avons jugé que plusieurs raisons parlaient en faveur d’une conception souple et large de ce critère.

Bien sûr, même si ce n’est pas un facteur suffisant, il convient de noter que Joseph-Yvon Thériault est un Acadien établi au Québec, comme d’ailleurs un grand nombre de ses compatriotes, qu’il enseigne à l’UQAM et publie ses livres au Québec et qu’il intervient d’une manière importante et constructive dans les débats qui animent la société québécoise contemporaine. Il faudrait ajouter qu’il y a toujours eu, entre le Québec et l’Acadie, par-delà des identités distinctes, une intense et féconde circulation culturelle, artistique et littéraire, comme le montre la présence ici d’auteure comme Antonine Maillet ou France Daigle, d’artistes de la chanson et de poètes, et comme l’illustre aussi l’exemple d’une des plus importantes anthologies de la poésie acadienne moderne, qui a été l’œuvre conjointe du poète québécois Claude Beausoleil et du regretté poète acadien Gérald Leblanc.

En fait, l’essai de Joseph-Yvon Thériault montre que le mythe d’Évangéline a été, comme je l’ai suggéré plus tôt, fortement relayé par le Québec du 19e siècle, non seulement à travers la traduction (très infidèle !) de Pamphile Lemay, mais à la faveur de nombreuses références à ce mythe fondateur et plus largement à l’identité et à l’histoire acadiennes, chez François-Xavier Garneau, le romancier Napoléon Bourassa, l’abbé Henri-Raymond Casgrain et chez d’autres. En même temps que des membres de l’élite religieuse et intellectuelle québécoise apportaient souvent en Acadie leurs enseignements et participaient ainsi à la renaissance de l’identité acadienne, celle-ci n’aura cessé de hanter la pensée et l’imaginaire québécois jusqu’à nos jours, comme le montrent certaines œuvres de Jacques Ferron, le film de Michel Brault et Pierre Perrault, L’Acadie, l’Acadie ?!?, sans parler de la fascination québécoise contemporaine pour cette autre Acadie qu’est la Louisiane et tout ce que celle-ci charrie de poésie et de musiques.

Évangéline. Contes d’Amérique est un livre qui montre la circulation des imaginaires, qui investit le temps et l’espace et qui, en mettant en lumière le rôle vital du mythe dans la constitution d’une communauté et d’une société, nous oblige du même coup à penser le lien nécessaire, mais souvent problématique, entre le mythe et la réalité, entre les figures de l’imaginaire et le monde concret, social et politique, dont nous sommes les citoyens, entre la dissémination contemporaine et la cohésion qui peut ou non s’y maintenir. C’est à la lumière de ces enjeux que nous saluons la contribution de Joseph-Yvon Thériault et que nous lui attribuons le prix Jean Éthier-Blais 2014 pour son ouvrage Évangéline. Contes d’Amérique.

Allocution de Joseph Yvon Thériault, lauréat

Mon livre, Évangéline : contes d’Amérique, commence par une citation de Pamphile Lemay qui présente ses Essais poétiques en 1864 dans lesquels figurent en première place la traduction du poème Evangeline : a tale of Acadie, du poète américain Henry Wadsworth Longfellow. La citation se lit de la manière suivante : « Évangéline, voilà surtout l’ouvrage avec lequel je me présente devant le monde littéraire ».

Dans une biographie récente qui tente de réhabiliter Longfellow dans le panthéon de la grande littérature américaine, Longfellow Redux, le critique littéraire Critstoph Irmscher consacre une large section à la traduction libre de Lemay. Il n’est pas loin de considérer celle-ci comme un cas d’école d’usurpation d’une œuvre littéraire. Lemay ne le considérait pas ainsi lui qui avait joyeusement envoyé sa traduction libre à Longfellow insistant auprès du célèbre écrivain sur l’adaptation nationale qu’il avait fait subir au poème en le transportant dans « son cher Canada ».

Tout cela pose la question, à qui appartient une œuvre? Quand usurpe-t-on l’œuvre d’un auteur? Est-on soit même un usurpateur? Ces questions je me les posais déjà dans l’introduction à mon livre. Je me les pose encore davantage depuis que l’on m’a annoncé que l’on me décernait ce prix.

Suis-je un usurpateur? Ai-je berné le jury? Le Prix Jean-Ethier Blais vise, selon l’énoncé de mission que le jury a reçu, à récompenser « l’auteur de la meilleure œuvre de critique littéraire écrite en français, publiée au Québec l’année précédente, et portant sur un aspect, un écrivain ou une œuvre de la littérature québécoise de langue française ». Or, il s’avère que je ne suis pas littéraire ou critique littéraire (je croyais avoir fait un travail de sociologue sur la mémoire) et que l’œuvre littéraire sur laquelle j’ai travaillé était de la plume d’un poète américain (états-unien), le plus populaire des poètes américains de la deuxième partie du XIXe siècle.

Il est vrai que j’avais quelque peu brouillé les pistes, en intitulant mon ouvrage Évangéline : contes d’Amérique. Un collègue sociologue à qui j’annonçais la parution imminente de l’ouvrage m’avait d’ailleurs dit : « Es-tu certain du titre? On croira que c’est un ouvrage littéraire ». J’avais effectivement un peu brouillé les pistes, non pas pour en faire un ouvrage littéraire, mais pour inscrire dans le titre un présupposé théorique, présupposé selon lequel une société se construit dans le mélange d’un récit, d’une narration et d’une factualité historique. Je n’avais pas voulu trancher entre les deux, ni établir clairement la ligne de démarcation, d’où le maintien dans le titre de l’expression contes et, dans l’écriture, d’un style narratif.

J’avais aussi brouillé les pistes de l’appartenance géographique de l’œuvre. « Évangéline l’Américaine », « Évangéline l’Acadienne », « Évangéline la Cadjinne », « Évangéline la postmoderne », voilà les quatre grandes sections de l’ouvrage. Il est vrai qu’il n’y a pas de grandes sections sur « Évangéline la Québécoise ». Mais l’Acadie, a déjà dit Lionel Groulx (à qui il faut bien rendre hommage ce soir dans ce lieu), est une province du Canada français dont les habitants sont à la fois des frères et des cousins du peuple canadien-français (Groulx marchait toujours sur des œufs en essayant d’inclure les Acadiens dans le Canada français, tout en ne les froissant pas dans leur prétention à être une nationalité distincte).

Mais un long chapitre de l’ouvrage traite de la réception canadienne-française (québécoise) du poème. C’est la traduction de Pamphile Lemay d’Évangéline, le pastiche de Napoléon Bourassa, Jacques et Marie, l’ouvrage historique d’Henri Raymond Casgrain, Un pèlerinage aux pays d’Évangéline, qui ont fait connaître Évangéline aux Acadiens. Pour ces derniers Évangéline fut une œuvre plus canadienne-française qu’américaine, c’est par sa traduction canadienne-française que les Acadiens comprirent qu’Évangéline, à l’encontre du poème initial de Longfellow qui chantait l’effacement de l’héroïne dans la grande république américaine, qu’Évangéline donc n’avait pas bien été reçue aux États-Unis, qu’elle a voulu revenir dans sa patrie. Il n’avait fallu pour les Acadiens finalement que de changer le nom de la patrie perdue en Acadie, au lieu de Canada.

Ce poème a aussi marqué l’imaginaire québécois, Évangéline est fondatrice dans l’imaginaire de l’idéologie de la conservation au Québec : « Prenez garde ! Voilà l’histoire de ce qui pourrait nous arriver » disait-on, en pointant Évangéline et la déportation immédiatement après les révoltes de 1837-1838. Encore aujourd’hui Évangéline a une puissance évocatrice. La chanson de Michel Conte étroitement inspirée du poème de Longfellow, interprétée par Annie Blanchard fut consacrée chanson de l’année au Québec aussi récemment qu’en 2006.

En fait, vous l’aurez compris, je suis très fier et doublement content d’avoir ainsi berné un jury aussi éminent. Reconnaître mon travail de sociologue comme une œuvre littéraire et reconnaître Évangéline, et par ricochet l’Acadie, comme faisant partie du paysage littéraire québécois.

***

Cela étant réglé, un autre doute s’est éveillé dans mon esprit. C’est peut-être finalement le jury qui m’a berné en me donnant un prix sous de faux auspices.

En brouillant les frontières entre histoire, sociologie et littérature, en faisant d’Évangéline une œuvre américaine, cadienne, cadjinne, cosmopolite et maintenant québécoise ; en définissant l’œuvre non pas par son auteur, mais aussi par une réception continuellement changeante à travers le temps, n’ai-je pas ouvert la porte à ce que le jury couronne finalement un ouvrage qui exalterait la marge, l’errance, la fluidité, le déracinement, le transculturel. Une écriture de partout et de nulle part, un peu à la manière des dernières strophes de l’Évangéline de Michel Conte (je vais les citer—je ne les chanterai pas) : Évangéline : Ton nom c’est plus que l’Acadie/Plus que l’espoir d’une patrie/Ton nom dépasse les frontières/Ton nom c’est le nom de tous ceux/Qui, malgré qu’ils soient malheureux/Croient en l’Amour et qui espèrent.

Bref, aurai-je été primé pour un ouvrage postmoderne, alors que j’ai voulu faire quelque chose tout à l’opposé de cela. J’ai voulu montrer en effet que derrière la volatilité des choses, la mouvance des récits, la pluralité des interprétations, la liquidité du monde, qu’il se cachait des intentions humaines qui donnaient sens à cette pluralité, des intentions qui fabriquaient avec les récits quelque chose que l’on appelle des sociétés, du solide quoi. C’est pourquoi je me suis limité dans l’interprétation des suites au poème Évangéline au lieu où Évangéline a participé à construire des imaginaires sociétaux : le récit américain, la minorité nationale acadienne, l’ethnie cadjinne. Ce que j’ai nommé, l’Évangéline bâtisseuse de sociétés.

Il y avait là, pour moi, des sujets historiques, une subjectivité qui, à partir de la fragilité et de la pluralité, réalisait une synthèse qui redonnait consistance au monde, je devrais dire des synthèses successives. Ce livre se veut la démonstration que l’infinie diversité n’est pas un empêchement à « faire société », mais bien son matériel premier. Il est aussi un plaidoyer pour que nous continuions à nous raconter des histoires de manière à donner sens à notre existence. Sans récits, sans narrations, il n’y a pas de mise en sens de notre expérience, il n’y a pas de société, et sans société nous sommes inexorablement soumis à des forces que nous ne contrôlons pas.

***

Je ne pense évidemment pas que le jury m’ait berné. Je voudrais d’ailleurs en terminant le remercier vivement. Un prix c’est comme un récit, il ne se comprend pas comme cela tout d’un bloc, il n’y a pas un code tout prêt pour le déchiffrer, il s’inscrit dans une trame dont il faut retracer la genèse et suivre sa trace pour comprendre son sens. Que ce soit pour un prix comme pour une société, c’est toujours un grand défi, pour nous, modernes, de s’inscrire dans une trace.

Le prix qui m’est décerné ce soir ne peut pas être dissocié de celui dont la Fondation qui l’octroie porte le nom, Lionel Groulx. Ce dernier, avec les outils et le langage de son époque demeure le grand historien de l’Amérique française. Il nous apprit à y voir une œuvre de civilisation. Jean-Ethier Blais, dont le prix porte le nom, est né, comme moi, dans une province hors Québec du Canada français, il avait un amour fou pour la littérature québécoise.

En me donnant ce prix, vous m’avez aussi inscrit dans la lignée d’auteurs et de littéraires québécois prestigieux qui l’ont déjà reçu : François Ricard, Yvon Rivard, Martine Emmanuelle-Lapointe, Gilles Marcotte, Pierre Nepveu, etc.

En me donnant ce prix, vous avez aussi installé Évangéline dans le panthéon des œuvres littéraires québécoises en compagnie des œuvres déjà reconnues par les prix antérieurs, notamment celles des Ducharme, Laferrière, Groulx, Ferron, Miron, Perrault, Aquin Vadeboncoeur.

J’en suis flatté et je vous remercie de m’avoir inscrit dans ces lignées.